Rencontré par
  Jeannine-Julienne Braquier
  PORTRAIT
  VIVRE L'ÉCRITURE
  La Revue Indépendante a rencontré Roger Druet, graphiste, typographe,
  peintre, calligraphe et enseignant, qui livre, tci, les bonheurs que la passion de la
  Lettre lui a procurés, dans une recherche constante de la perfectwn, perfection qu 'il
  a atteinte à son plus haut niveau ; ses créations sont reconnues dans le monde
  entier.
  Revue Indépendante (R.f.) : dans quelles circonstances l'intérêt pour l'écriture est-il
  né chez vous pour se muer ensuite en passion ?
  Roger Druet (R. 0.)
  Tout d'abord, je dois faire état de ce qui a engagé mon existence pour la dédier
  à l'écriture. Pendant près de soixante années, un enieu s'est constamment instauré
  dans l'équilibre entre le dessin et le caractère d'imprimerie. Cet équilibre repose
  sur trois points : la pratique, la transmission et la création.
  l'apprentissage du métier
  Après les années sombres de la Seconde Guerre mondiale, le manque d'infrastructures
  a guidé mes pas vers les musées qui furent le sédiment de ma culture
  artistique. Au musée des Arts Décoratifs, je fais la rencontre d'un conférencier
  qui m'explique le rayonnement de l'art à chaque grande période. Etant nourri
  par cette visualisation dans l'espace et le temps, le métier d'architecte me semble
  la voie royale à suivre : Palladio avec ses constructions vénitiennes, Piranese
  pour ses gravures d'architecture, Pocioli qui a adapté le caractère à la dimension
  humaine.
  Pour moi, ce qui m'a appelé vers le livre est iustement cette architecture, que l'on
  retrouve dans les pages de titres de livres de la Renaissance, Le Songe de
  Poliphile, 1510, d'Alde Manuce (imprimeur vénitien).
  Mes études classiques sont suivies d'études à l'Ecole Nationale Supérieure des
  Beaux Arts de Paris puis à l'Ecole Nationale Supérieure des Arts Appliqués. Je
  rends hommage, ici, à mes professeurs qui nous communiquaient leur savoir
  avec une grande générosité, ce fut un enrichissement historique, musical et
  géographique. Leur vue créative m'avait enthousiasmé: l'élégance des tissus de
  Paule Marrot, les sièges du designer Sognot, les sculptures de Wlérick, auteur de
  la statue équestre du Maréchal Foch place du Trocadéro (j'avais compris toute la
  plastique et le volume). Jacques Zwobada, sculpteur, animait ses cours de dessin
  par la littérature et la musique.
   
  Découvrant les gravures à l'eau forte, la taille douce, la lithographie, je fus
  enchanté par les virtuosités des tracés issus de la plume, du calame, du stylet.
  Ma vie était choisie. Je m'y épanouirai. (L 'allégresse de l'écriture).
  Stimulé par ces maîtres, je commence à travailler chez moi. Après avoir exposé
  mes travaux dans des Salons, en particulier celui de l'imagerie qui me permit
  d'obtenir le premier prix pour le logo« Roger & Gallet ». Pour créer cette marque
  de parfumeur, je m'inspire de la fleur d'oranger, ce qui explique la présence de
  l'arbre. Pendant quelque temps, je travaillais au Figaro où je faisais des mises
  en page.
  Lors du rassemblement international du Scoutisme, le Jamboree, je suis remarqué
  par Charles Peignot qui me sollicite pour entrer en 1947 dans son studio, issu de
  la fusion avec Deberny en 1900, propriétaire de la fonderie éponyme. Deberny
  connut des revers de trésorerie au 19- siècle . la reprise de l'affaire par Peignot
  redonna à cette dernière une dynamique dans la création du caractère.
  Dans cette maison, le rythme de travail est très soutenu et je plonge littéralement
  dans la richesse des albums typographiques. Ce fut mon boptême de lettres qui
  m'ouvrit l'immense possibilité dans la composition. les Peignot sont les premiers
  à intégrer l'art de la lettre typographique dans l'Art Décoratif avec le Grasset,
  l'Auriol et les Cochin. l'Auriol, par exemple, est la fleur du Modern Style : la
  lettre devient végétale, à l'image de l'architecture de Paul Guimard et de ses
  bouches de Métro. Trois caractères marquèrent cette Maison, avant l'arrivée des
  photocomposeuses : le Garamont, le Bifur et le Peignot.
  Le Garamont, dont les sources avaient disparu, est rajeuni, adapté aux techniques
  modernes. Cassandre, créateur de génie de cette maison, grâce au Bifur et au
  Peignot, me donne le goût de la composition typographique. le Bifur définit
  l'essentiel du lisible, tout en restant un caractère de Titre. Quant au Peignot, c'est
  une nouvelle vision graphique, par ses bos-de-casse, dérivé de la Capitale. Grâce
  à ce caractère, mes compositions d'annonces, de pochettes de disques, ont plus
  de contraste. le Peignot jouant avec les trois graisses ( 1 ), offrant au compositeur
  une nuance de gris, contrebalancé par la blondeur de l'oeil de la lettre (2).
  l'invention des composeuses électroniques, à la fin des années 50, change le
  travail, je vois Adrian Frütiger arriver chez Deberny. Sa mission sera de créer un
  ensemble de caractères adaptés à ces nouvelles techniques, dont l'Univers avec
  ses 23 variantes et le Méridien. C'est la mort de Gutenberg, avait dit Maximilien
  Vox, théoricien et historien de la lettre et de la typographie française. « ... La
  leçon d 'écriture qu 'il nous donne maintient la grâce des boucles et a"ondis volant
  dans l 'espace, entrevoyant une liberté profonde qui l 'obsède ... ». (Michel Sicard) .
  Par la suite, je travaille en agence, chez Aljanvic. C'était une véritable fête car
  cette agence avait comme budgets essentiellement des festivités : lanvin, les Fêtes
  de Paris ; le Bal des petits lits blancs ; Dop Dop, la Kermesse aux étoiles, lip,
  Philips. le dynamisme de cette agence était remarquable, la diversité des
  demandes oblige à être créatif dans un grand esprit d'équipe, sans compter ses
  heures. J'étais graphiste et je rencontrais directement les clients, afin de mieux cerner
  leurs souhaits ; j'avais eu l'occasion de rencontrer Joséphine Baker pour élaborer
  une pochette de disque. Dans les années 60, le caractère le plus employé était le
  Vendôme, pour son élégant empattement caractéristique de la Fonderie Olive à
  Marseille, dont Roger Excoffon fut le dessinateur.
  Contrairement à Peignot où je me retrouve avec des techniciens de la Lettre,
  chez Aljanvic, je suis avec des passionnés de la création publicitaire. Ce fut une
  joie de travailler avec Jacques Nathan, Villemot, Savignac (qui réalisait les couvertures,
  et je faisais le reste), Paul et Jean Colin, Raymond Gid. A cette époque,
  la sortie d'une affiche avait un retentissement national (La Vache Monsavon, la
  Pointe Bic, Cinzono et son Zèbre).
  Puis je me mets à mon compte, en créant mon studio de dessin Publicité Edition.
  Je reçois des commandes de l'Agence Langelaan & Cerf qui a comme budgets,
  Contrex-Perrier, B.P., Butagaz, etc. Parallèlement à cette sous-traitance, je suis
  directement contacté par Dior, Saint-Laurent, pour la création d'alphabets à
  apposer sur les accessoires de mode. L'essentiel de mon temps était occupé par
  les publications de la Foire de Paris; c'est ainsi que je rencontre les Editions
  Kister à Genève dont je deviens le directeur artistique. Je me vois alors confier la
  création complète de collections de livres encyclopédiques, étant constamment
  entre Paris et Genève. Les thèmes de ces collections seront entre outres, la
  Musique, l'Anthologie de la musique espagnole, le Sport, le Yachting, I'Ere
  atomique, etc. Le travail se structure entre Bâle (photogravure Schwitter), Lausanne
  (Héliographie), Offset à Schaffhouse et les Imprimeries Genevoises pour la typographie.
  Le caractère courant, dit «de labeur», était fréquemment utilisé dans
  les années 70, c'était en réalité le Times New Roman. « ... Il est dans un système
  d ·une pureté absolue ... » (Michel Sicard).
  Cassandre me rappela et me proposa de faire les programmes du Festival
  d'Aix-en-Provence : il faut exécuter le montage de la compagne de publicité, la
  mise en composition et les pochettes de disques. J'eus l'occasion de côtoyer de
  nombreux artistes comme Derain, Cocteau, Masson, Balthus et surtout le peintre
  Prassinos pour son écriture picturale. Ce fut un élan vers mo propre peinture. Ce
  peintre fut le premier à m'encourager dans ma propre expression. C'est à ce
  moment-là que je commençais à prendre une certaine liberté avec la graphie de
  la lettre. Durant le Festival d'Aix, j'eus la responsabilité de la couverture du disque
  et autres dépliants pour le Don Giovanni de Mozart, ce qui me mit en relation
  avec Pathé-Marconi. Quant à Cassandre, il avait la charge des décors, des
  costumes de théâtre. Cassandre était craint pour son attitude assez froide et
  distante, mais il s'est toujours montré très chaleureux avec moi au travail.
  Il s'agit bien sûr, de faire oeuvre de beauté au même titre que par la peinture ou la
  poésie, mais aussi d'accéder à une véritable discipline spirituelle à force d'entraînements
  quotidiens à travers lesquels l 'artiste aspire à une expression plus juste de sa personnalité
  et une plus grande communion avec l'univers (les systèmes d'écriture d'ouvrage
  collectif).
   
   
  Reconnu pour mes créations, je fus sollicité pour entreprendre des interventions.
  le désir d'enseigner fait peu à peu son chemin. Cela sera une étape passionnante
  dans ma vie: c'est ainsi que j'envisageais la transmission de mon savoir avec la
  parution, au fil du temps, de 17 ouvrages, l'enseignement aux étudiants,
  conjointement avec la production de calligraphies, de timbres, de tapisseries
  réalisées sur métier Aubusson et de livres d'artistes. Après avoir été l'élève de
  René Henri Munsch et de Cassondre, j'allais à mon tour devoir témoigner de
  mes acquis.
  R.l. : comment avez-vous franchi ce cap qui vous a fait passer le l'atelier tl
  l'enseignement ?
  De la transmission à la production
  R. D. : Avant l'existence du caractère, il y a le dessin, ce qui me fait rechercher
  la cursivité de l'écriture, son souffle.
  Un ami, ancien professeur des Arts Appliqués, m'informant qu'il y avait un poste
  à pourvoir dans cette école, je me présente et réussis le concours.
  la fonction de professeur d'art graphique est un défi pour moi, mais j'ai la
  chance d'avoir des étudiants déjà matures. A l'Ecole Nationale Supérieure des
  Arts Appliqués où je suis donc chargé de cours, les élèves sont confrontés à des
  techniques très diverses, à l'image de mon propre parcours.
  A chaque printemps, j'organise des voyages au coeur des villes les plus créatives,
  dans les entreprises et grandes Agences de Munich, Offenbach, Bâle, Amsterdam,
  Milan, Florence ... A cette époque, les professeurs créent eux-mêmes leurs
  référentiels, ce qui me permet de faire intervenir les personnes les plus compétentes
  du métier. Je travaille alors sur le rapprochement des écritures manuscrites
  et typographiques, période décisive dans mon travail personnel et dans mes
  publications. Dans toute composition, qu'elle soit écrite, visuelle ou plastique, on
  joue toujours sur trois forces :une majeure, une mineure et une moyenne .. . C'est
  cet équilibre qui donne l'harmonie à une composition.
  Reconnu pour mes créations, je suis sollicité pour prendre port à des interventions
  et organiser des stages, aussi bien en France, qu'en Italie et en Belgique. Mais
  ce sont les séminaires américains de Santa Clara (avec Jenny Groot) et allemands
  à Offenbach qui me marquent le plus, grâce aux rencontres d'artistes coanimateurs,
  tels que mon ami Hermann Zapf, Hofer et Gottfried Pott.
  Mes cours, séminaires et publications ont un retentissement et je suis appelé pour
  une série d'émissions à France-Culture, puis par l'Unesco pour faire une synthèse
  de la lettre, traduite en 27 langues. J'ai également été invité au Japon où j'ai
  fait des démonstrations d'écriture latine.
  « ... Roger Druet lance ses vagues d'encre à l 'assaut de nouveaux rivages, à la
  conquête de nouveaux mondes industrieux et amoureux » (Michel Butor in L'Allégresse
  de l'écriture de Roger Drue!}.
  Je fais aussi partie des« Compagnons de lure>> depuis 1958 : cette association
  est basée sur le reflet de l'écriture typographique ou manuscrite. C'est grâce à
  cette appartenance que j'ai travaillé avec les amis de Giono pour un ouvrage
  sur ses poèmes. l'Association des Rencontres internationales de lure organise
  des rencontres d'été en Haute-Provence, des rendez-vous à Paris ... , s'appuyant
  sur une culture patrimoniale de l'écriture et de l'image.
   
  R.l. : pouvez-vous nous parler de vos publications ?
  R. O. : notre connoissanoe des formes de l'écriture passe par l'Histoire. De statique,
  avec les moines qui avaient le temps paur eux, paur un ade de transcription de
  leur pensée du sacré, elle devient dynamique par la production de masse. Devant
  ce constat et face au manque d'ouvrages dans les bibliothèques, je ressens
  impérativement le besoin d'écrire La civilisation de l'écriture.
  Cet ouvrage est le premier livre en françois traitant du sujet, le succès est immédiat.
  Il me nécessita cinq années de recherches et mit en relief l'intérêt de retrouver
  nos origines.
  L'écriture s'embellit dans la conscience du mouvement et s'épanouit dans
  la beauté de sa lecture (in L'allégresse de l'écriture).
  Face aux rois de France que je croise en bibliothèque, l'idée me vient d'établir
  un rapprochement des paraphes et des signatures de ces grands noms ainsi que
  de leurs faits historiques. C'est ainsi que naît Dagobert à De Gaulle. Je découvre
  ainsi par l'écriture de ces rois que beaucoup d'histoires sont enjolivées : louis
  XIV a une écriture de vieille fille, alors que son ministre, Colbert, a l'une des plus
  belles écritures de France, traduisant son intelligence et sa grande culture. louis
  XV avait, quant à lui, son propre calligraphe qui éduquait les filles du monarque.
  Surpris par le retentissement de cet ouvrage, je reçois le Prix Emile Girardeau de
  l'Académie des Sciences Morales et Politiques (récompensant les ouvrages ayant
  trait aux sciences économiques et sociologiques). le Président du Sénat me
  demanda alors d'animer une soirée.
  En dehors de ces deux ouvrages importants, je produis chaque année des
  ouvrages divers en petites séries. Ce sera le fameux Z, livre d'artiste sur un poème
  de Michel Butor (1987), florilège calligraphique. J'ai travaillé avec bonheur aux
  côtés de Kenneth White. J'avoue avoir une dilection particulière concernant les
  commandes privées pour livres d'artistes ou des exemplaires uniques entièrement
  calligraphiés par mes mains pour le compte d'amoureux du livre.
  la lettre est pour moi comme une architecture; il y a une adaptation de l'écriture
  à ce que l'on veut dire. l'écriture est un élément de vie; la pratique de l'écriture
  demande beaucoup d'humilité. Vivre l'écriture, c'est la jouissance de l'écrit.
  R.l. :comment vous définissez-vous en tant qu'artiste?
  R. O. : c'est de ma production postale à ma calligraphie dont je souhaite parler
  également.
  J'ai mis en page 28 timbres: il y a eu en 1980 les séries Faune, Flore, Minéralogie,
  les Animaux de l'histoire naturelle de Buffon, le bicentenaire de la
  Révolution française en 1989, le timbre d'Amnesty International, etc.
   
  Mon ami José Mendoza me lance sur le chemin des Droits de l'Homme et m'incite
  à concourir. Le thème en est : «Comment l'écriture peut-elle libérer l'homme?».
  Mon travail remporte le prix : sur un fond manuscrit de lettres et pétitions, Amnesty
  International s'envole, libre.
  La Tête de Christ de Wissembourg, magnifique vitrail conservé au Musée de
  l'OEuvre Notre-Dame à Strasbourg, représente un travail de transposition de
  l'image que je reprends entièrement, et je dessine une typographie en rapport
  avec l'esprit de l'image, d'une manière puissante et en gras pour cette production
  philatélique.
  Il m'a également été donné de créer des réalisations graphiques pour des couvertures
  de blocs-notes, des calendriers, des abécédaires, des jaquettes de CD et
  un rideau de scène.
  En ce qui concerne ma peinture, je cite volontiers Van Gogh : « Mon pinceau va
  entre mes doigts comme un archer sur le violon ». De la façon dont je tiens ma
  plume et que je retiens mon souffle, je n'ai pos Je même résultat. Le trait et ma
  respiration sont intimement liés. Dans le dessin de la lettre, j'inspire au délié et
  j'expire au plein en descendant.
  C'est en suivant les cours d'Ung-No Lee au Musée Cernuschi, pendant plus de
  deux ans, que j'ai pu comprendre le pinceau dans sa verticalité. L'écriture
  occidentale, latine penchée pressée por la pensée choisit de transcrire la parole,
  alors que le maître oriental parle de la nature pour la transformer progressivement
  en signes.
   
  Ayant une idée, je compose mes toiles en portant de traits de plumes à l'encre
  de Chine, que la musique fait danser sur le carton et fait souffler le vent de la
  créativité sur la voilure de mon chevalet. Ce rapport avec la musique commence
  souvent par l'écoute d'oeuvres diverses, telles que Anouar Brohem et son Oud
  (luth orobe), les Leçons de lénèbres, de François Couperin. le rythme et l'expression
  sont des notions essentielles en musique. C'est cet élan intérieur que je recherche
  à traduire par le jeu des formes se combinant entre elles, avec le souvenir des
  tracés du Ductus (3).
  « ... Dans son aquarelle Xénie : la figuration est plus proche d'une notation musicale
  que d'une lettre. Dans ce labyrinthe de signes, Druet nous introduit à une poésie
  sonore ... >> Michel Sicard.
  Quand l'écriture s'envole, elle est aérienne et procure une gronde sotisfoction.
  C'est un moment de joie profonde RD