Que peuvent apporter les arts martiaux aux amateurs de self-control? « Même au milieu d'une bataille où tout bouge, il faut atteindre au principe d'un esprit immuable ... », répond Miyamoto Musashi, maître du sabre japonais du XVIe siècle
« J'ai commencé à écrire le dix du dixième mois, la nuit à l'heure du tigre, afin d'exprimer la véritable pensée de mon école, en reflétant mon esprit dans le miroir de la voie du ciel. » En quoi sommes-nous concernés, dans notre intimité la plus concrète, dans nos sensations et nos gestes, par les écrits rédigés en 1643 par un maître de sabre japonais? Quel est le message de Miyamoto Musashi, pour traverser ainsi les siècles et les continents, jusqu'à inspirer des enseignements très modernes et susciter une réflexion novatrice sur la relation corps-es-prit (1) ? Ce personnage de légende, qui a inspiré un best-seller (le roman en deux volumes de Yoshikawa Eiji, (1 la Pierre et le Sabre » et « la Parfaite Lumière », publié entre 1935 et 1939) et de nombreux films, peut-il s'acclimater dans le climat languissant de notre fin de siècle? Faut-il prendre au sérieux ces textes qui ne sont après tout que des instructions pratiques destinées aux élèves de Musashi, de jeunes samouraïs désireux d'apprendre la stratégie ?
On ne comprend pas cet étonnant héritage si on oublie qu'au Japon un manuel de gymnastique est en même temps un livre de philosophie. Le corps et l'esprit ne font qu'un: il n'y a donc aucun paradoxe à ce que les plus hauts enseignements soient dispensés par un maître de sabre. Car la transmission n'est pas affaire d'érudition mais d'expérience. Ce qui est transmis n'est pas un contenu de savoir mais une manière d'être dont le mouvement n'est qu'un aspect. Seul celui qui s'est recréé lui-même par une longue formation peut recueillir et transmettre cette sagesse. Dans la tradition japonaise du budô, quelle que soit la voie choisie, calligraphie ou tir à l'arc, la perfection recherchée est la même: comme l'écrivait Eugen Herrigel, c'est seulement quand «l'archer vise à atteindre quelque chose en lui-même» que son acte devient efficace.
Musashi opère cette transmutation par une discipline de fer. «A 13 ans je me suis battu pour la première fois en duel ... A 21 ans, je suis monté à moto et me suis battu en duel avec plusieurs adeptes d'écoles célèbres, mais je n'ai jamais perdu. J'ai combattu plus d'une soixantaine de fois, mais pas une fois je n'ai été vaincu. A 30 ans, j'ai réfléchi et je me suis aperçu que, si j'avais vaincu, je l'avais fait sans être parvenu à l'ultime étape. J'ai continué à m'entraîner et à chercher du matin au soir à parvenir à une plus profonde raison. Arrivé à 50 ans, je me suis trouvé naturellement dans la voie de la stratégie. Depuis ce jour, en appliquant le principe du sabre aux autres arts, je n'ai plus besoin de maître. » Dans le Japon moderne, l'interdiction provisoire de la pratique des arts martiaux devait conduire à une refonte de la notion du budô, et la controverse a fait rage autour du personnage de Musashi. Dans une somme qui fera date, Kenji Tokitsu, docteur en langue et civilisation orientales, maître de sabre et spécialiste des arts martiaux, ne se contente pas de présenter sa propre version de la destinée de Musashi. Son interprétation, nourrie par son expérience personnelle, vise avant tout à dégager «des enseignements relatifs à la pratique », grâce à un véritable corps à corps avec le maître disparu : « Bien que l'image de Musashi soit vague, les traits que nous obtenons sont très puissants, forts en odeur et couleur. » Le vieux maître a 50 ans. Dans sa grotte, au lever du soleil, il écrit des textes allusifs, condensés. « Vous devez apprendre dans la nature de l'eau l'essentiel de l'état d'esprit. L'eau suit la forme du récipient, carré ou rond. C'est une goutte et aussi un océan. La couleur du gouffre est vert pur et en m'inspirant de cette pureté je présente mon école. » Ce qu'il enseigne? La subtilité. Il suffit de reculer d'un centimètre pour éviter la lame de l'adversaire: inutile de faire un grand bond en arrière. Et une série de paradoxes vitaux. Qu'un regard peut être à la fois tranchant et englobant. Que la force naît de la souplesse, la rapidité de la lenteur, la lenteur de l'immobilité. « Même en plein mi-lieu d'une bataille où tout bouge rapidement, atteindre au principe d'un esprit immuable ... » Et en effet, selon la légende: « Le sabre de Kojirô tranche le nœud du bandeau de Musashi et le bandeau tombe à terre. Musashi lance aussi une attaque en même temps et sa frappe atteint la tête de son adversaire qui tombe sur le coup. » C'est par un ultime paradoxe que Musashi conclut son enseignement: « Vers la fin de sa vie, une attitude particulière de combat lui devint habituelle,' vaincre l'adversaire sans lui porter un seul coup. » Ainsi, au plus haut niveau, l'art martial devient, paraît-il, l'instrument d'une certaine non-violence, mais chauffée à blanc.