" HISTOIRE DE L'ÉCRITURE TYPOGRAPHIQUE "
Quelle histoire !
Dans son numéro 70, "Graphê" a présenté les tomes V et VI de l' « Histoire de l'écriture typographique » de l'Atelier Perrousseaux. Retour sur cette collection dans une interview de Jacques André qui en a dirigé la moitié des ouvrages.
Graphê : Vous venez de terminer l'Histoire de l'écriture typographique. Quelle est sa propre histoire ?
Jacques André : Yves Perrousseaux était un professionnel du livre imprimé et habitué des Rencontres de Lure. S'étonnant du manque de livres d'initiation à la typographie, il se lance, vers 1990, dans l'aventure de rédiger un Manuel de typographie élémentaire qui va être imprimé, grâce à Maurice Laugier, par Louis-Jean à Gap. Personne ne croyait à l'époque en un tel marché... Mais, grâce au charisme de son auteur, ça marche très bien (le livre en est à sa septième édition) et il fonde ainsi sa maison d'édition, l'Atelier Perrousseaux. Qui publie alors divers auteurs, souvent lursiens, tels que Blanchard, Mandel ou Frutiger. Autre vide auquel s'attaque alors Perrousseaux: il n'y a pas, en français, d'histoire récente de la typographie. C'est ainsi que parait en 2005 le premier volume de son Histoire de l'écriture typographique, de Gutenberg au XVIe siècle qui se distingue des histoires de l'imprimerie par la priorité donnée aux caractères. Mais Perrousseaux tombe malade, cède sa maison d'édition (David Rault en devient alors le directeur artistique) et publie les deux volumes du XVIIIe siècle, juste avant de décéder en mai 2001. Comme j'avais beaucoup aidé Yves Perrousseaux pour ce XVIIe siècle, les éditions Adverbum m'ont alors demandé de continuer son oeuvre. Ce que je ne pouvais faire qu'en collaboration. D'abord avec Christian Laucou pour le XIXe siècle (2014) puis avec toute une équipe pour ce XXe siècle qui vient de sortir en deux tomes.
Toute une équipe ?
Oui... Le XXe siècle est très riche et sa typographie peut être vue avec des approches très différentes. Quitte à sacrifier un peu l'unité du style, on a préféré ainsi jouer sur la diversité des auteurs - historiens, enseignants, graphistes ou techniciens - qui ont des approches spécifiques mais qui sont tous passionnés par la typo, ou plutôt par les typographies car, durant le siècle passé, la typographie est devenue plurielle.
Qu'entendez-vous par " typographie plurielles " ?
Depuis son invention, la typographie - l'écriture avec des types (sous-entendu en plomb) - a évolué lentement; mais depuis la fin du XIXe siècle, les caractères d'imprimerie sont sortis du livre pour entrer dans le monde naissant de la publicité puis des médias. On a souvent mentionné l'antagonisme « Caractères du labeur et ceux de la presse » ou celui « caractères dessinés/caractères gravés » ; mais il en existe bien d'autres, comme « caractères en plomb pour l'imprimerie/ caractères des écrans pour le grand-public du web », « caractères en noir/caractères en couleurs», « caractères professionnels (plomb)/caractères d'amateurs (infographie)», ou tout simplement « avec empattements/sans-serifs » voire «caractères construits (comme ceux du Bauhaus)/ caractères déconstruits (de Jeremy Tankard) ».Toutes ces forces antagonistes sont des atomes formant finalement cette molécule qu'est la typographie.
Vous opposez alors les aspects graphiques aux aspects techniques ?
Non, c'est plutôt le contraire. Nous pensons que ce sont deux aspects complémentaires. Que la technique a pu apporter, à un moment donné, des contraintes (ou au contraire de nouvelles possibilités) de réalisation ou de distribution; mais que, globalement, les grandes créations typo-graphiques sont indépendantes des outils. Toutefois - comme il serait difficile d'écrire l'histoire de l'écriture manuscrite sans parler des calames, plumes et autres pointes Bic - nous avons tenu à montrer l'évolution des techniques de fabrication et d'usage des caractères du XXe siècle, à savoir bien sûr les fondeuses, la photocomposition et l'informatique. Sans oublier des choses souvent ignorées, telles que les pochoirs ou surtout les lettres-transferts.
Au point d'en faire le fil conducteur ?
Effectivement, les deux tomes suivent cette évolution technique. Mais c'est aussi celle de la chronologie. Ce qui a posé quelques problèmes, par exemple, celui de devoir mettre dès le tome 1, qui s'arrêtait en principe à 1950, les créations typo des années 1950-1960 conçues initialement pour le plomb, afin de garder la proximité avec les autres caractères plomb. Un autre souci a été posé par de grands auteurs comme Frutiger ou Zapf : ils ont travaillé pour le plomb, la photocomposeuse puis le numérique. Il était alors difficile de trouver la place pour leur biographie complète. On avait pensé faire des encadrés qui auraient été répartis dans le livre, mais faute de place (il y a tant de créateurs...) nous y avons renoncé. Toutefois, aujourd'hui, ces biographies sont faciles à trouver sur le web... Nous avons ainsi préféré prendre du recul sur les hommes ou les anecdotes pour mieux montrer les caractères. Au passage, je signale qu'on a regroupé dessinateurs et fontes dans un double index.
Quid des illustrations?
Traditionnellement, la collection Perrousseaux attache une grande importance aux illustrations. Ici, il y en a des centaines dans chaque tome.
Nous avons essayé de couvrir au maximum les matières concernées tout en montrant des caractères typiques en évitant de prendre des images trop rabâchées. La difficulté bien sûr a été de montrer à des tailles raisonnables de petits caractères que nous préférons montrer dans des occurrences de leur époque plutôt que sous leur forme numérisée d'aujourd'hui. Une autre problématique est liée au fait que nombre d'oeuvres typographiques sont encore sous le couvert de droits de la propriété intellectuelle et que, parfois, certains héritiers ou associations de droits d'auteurs ont abusé du fait que le fair use n'existe pas pour les arts graphiques, même dans le cas d'ouvrages pédagogiques... Heureusement, certains organismes (comme l'École Estienne, le Musée de l'imprimerie et de la communication graphique à Lyon, la BNF, mais aussi la société Monotype, l'université de Reading, etc.) nous ont donné le droit de copier gratuitement (ou plus rarement à très bas prix) des extraits de leurs spécimens de caractères.
Des échos sur ce livre ?
La presse et les réseaux ont en général bien salué la sortie de ce livre. Mais, à mon avis, la meilleure reconnaissance de tout notre travail collectif est le Prix du meilleur livre de graphisme décerné aux deux tomes sur le XXe siècle par le Festival international du livre d'art et du film (FILAF) à Perpignan fin juin. Mais c'est aussi une reconnaissance de la typographie comme art, au même titre que la peinture, la photographie ou le cinéma.